
"Même si demain on nous met à la rue
tous les témoignages de cette folie resteront ici."
Malheureusement, il faut lever le voile sur toute l’intrigue de cette histoire dès le départ : une seule inconnue demeure - allons-nous nous retrouver à la rue, avec trois enfants, dans les jours à venir, ou aurons-nous le temps de recevoir la protection avant que cela n’arrive ?
Le compte à rebours a commencé, chaque minute compte. La décision de justice a été rendue et placée dans ma boîte aux lettres le 27 juin 2025. Même un recours en appel, déposé dans les délais, n’empêche pas l’exécution provisoire de droit accordée par le jugement. Le propriétaire a donc obtenu le feu vert pour faire changer les serrures et procéder à notre expulsion à tout moment, si ce n’est pas de manière volontaire, alors par la force publique.

Prologue
«Se taire ne pas parler».
Bien que la phrase est grammaticalement incorrecte, elle repose sur un jeu de mots. Se taire ? Ou parler ? Tout le conflit est là.
Dans toute intrigue bien construite, le chemin du héros est semé d’embûches. Le plus souvent, il se trompe - sur son objectif comme sur ce dont il a réellement besoin. Parfois, j’ai l’impression qu’un dramaturge de génie a scénarisé les tournants de mon destin.
Mon parcours en France a commencé il y a un peu plus de quatorze ans. J’ai franchi la frontière en tant qu’épouse aimante et future mère - sans plan précis, sans réelle idée de ce que l’avenir me réservait, mais avec l’intention sincère de fonder un foyer au sein de notre famille à peine naissante. Simplement vivre, aimer, et être aimée. Si peu - et en même temps tant - dans ce monde instable. Mais qu’est-ce que j’en savais, à vingt-quatre ans ?
Jeune femme ambitieuse, ayant consacré une grande partie de son enfance et de sa jeunesse au kyokushin-karaté, par la volonté de mon père, avec une brève expérience dans le domaine musical et des études de droit inachevées en Russie, je construisais ma vie ici, en France, pas à pas, m’appuyant sur des intuitions fragiles à propos de moi-même et du monde.
La question du travail s’est posée deux ans après la naissance de mon fils. Il m’était difficile de trouver ma place dans un domaine correspondant à mon profil, la langue et l’absence de diplôme représentaient des obstacles sérieux. J’ai donc essayé différents projets et initiatives où je pouvais réellement mettre à profit mes compétences en organisation et en production. Mais ce que j’appelais du travail n’était pas toujours reconnu comme tel par les autres.
Pendant longtemps, j’ai vécu avec la conviction, imposée de l’extérieur, que mon insertion professionnelle garantissait la stabilité de notre famille.
Hélas, la réalité imposait ses propres règles, et mes tentatives de rentrer dans des cadres qui n’étaient pas les miens, en y apportant mon propre angle, ont fini par nous jouer un mauvais tour. Après la naissance de notre deuxième enfant, une fille, notre forteresse familiale s’est révélée trop fragile face aux épreuves inévitables. Les conséquences de son effondrement ont laissé une ombre tordue et persistante sur ma vie pendant de longues années.
Mes rêves de m’imposer un jour dans le cinéma sont restés des rêves - sauf pour quelques épisodes isolés où j’ai réussi à tendre la main vers mon étoile et à la toucher, ne serait-ce qu’un instant.
Il m’a fallu beaucoup de courage pour préserver l’image d’une mère toute-puissante, inébranlable face aux épreuves et aux dangers. Cette image était mon objectif pendant des années. Je la poursuivais obstinément, année après année.
Mais, comme toute héroïne digne d’un bon drame, je me trompais sur moi-même.
Il n’y a pas si longtemps, j’ai commencé à me demander : pourquoi est-ce que je continue ce chemin dans des conditions aussi extrêmes ? Dans un pays étranger, où je dois être une femme de courage chaque jour dans une langue qui n’est pas la mienne et où, malgré tous mes efforts, je reste indésirable. Qu’est-ce qui me pousse encore dans cette course insensée ? Quel est le trophée à gagner, si, encore et encore, je me retrouve dans le rôle du pion de réserve, celui dont on se débarrasse sans scrupule ?
C’est une croyance bien installée : en France, on viendrait pour une vie facile, portée par les aides sociales.
Je n’ai touché mes premières aides familiales qu’en 2023, pendant ma troisième grossesse. Après douze ans de course vaine derrière un mince rayon d’espoir pour moi et mes proches dans ce pays.
Un an plus tard, une prise de conscience glaçante s’est imposée peu à peu : de nombreux événements douloureux que j’ai dû affronter dans ma quête de stabilité n’auraient peut-être jamais eu lieu, si l’on m’avait accordé, en temps voulu, les soutiens garantis par la loi, mais jamais réellement fournis.
Si l’on ne m’avait pas jugée à travers le prisme des clichés. Si l’on ne m’avait pas égarée par des informations fausses. J’ai cru à tout cela comme à une vérité. Et me voilà, une fois encore, seule face à moi-même, à inventer des combinaisons géniales juste pour maintenir à flot notre embarcation, déjà réduite à une épave dérivante au milieu des récifs acérés du système.
Cette vérité ne m’a apporté aucun soulagement. Au contraire : les deux années suivantes ont semblé assembler toutes les pièces du puzzle, pour m’ouvrir les yeux sur une réalité effrayante - celle dans laquelle je continue de vivre aujourd’hui.
Je trébuchais sans cesse sur ma propre croyance : qu’obéir aux règles avec constance finirait par résoudre tous les problèmes. Il me semblait que la patience et le silence étaient des vertus, que le pardon inconditionnel apportait l’amour et la paix au monde.
Pendant ce temps, la vie, imperturbable, m’entraînait sur ses sentiers et me montrait, encore et encore, l’inverse.
Aujourd’hui, je comprends : la compassion n’est pas un renoncement à sa voix. L’amour et la paix ne signifient pas justifier, encore et toujours, l’injustice. Certaines règles doivent être transgressées, surtout celles qui sont devenues une ornière absurde.
Je le sais désormais : les circonstances ne jouent pas en ma faveur. En renonçant au rôle de super-femme pratique pour redevenir moi-même - imparfaite, vivante - je prends le risque d’être broyée et recrachée sans ménagement par la gueule béante du monstre social à mille visages.
Mais si ma vie n’est qu’une pâle imitation d’une existence sans visage, avec un sourire artificiellement figé, confinée dans l’illusion romantisée de cette fameuse “la vie en rose”, alors je ne la comprends pas, et je ne peux plus soutenir ce masque mensonger.
Aujourd’hui, tout ce qui me reste, c’est ma voix et ces pages. Et je dois m’en servir pour comprendre comment nous nous sommes retrouvés piégés dans cette boucle qui se resserre toujours plus vite — et s’il existe encore une chance d’en sortir indemnes.
Il m’a fallu des années pour comprendre que dans cette phrase «Se taire ne pas parler», il suffisait simplement d’en inverser l’ordre pour qu’elle prenne enfin tout son sens : «Ne pas se taire, parler». Une sorte de basculement final, mais encore loin de l’apogée.